Agnès Minazzoli, Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégée de philosophie, docteur d’une thèse dirigée par Louis Marin, elle enseigne la philosophie dans le cycle secondaire, avant d’entrer comme chercheur CR1 au CNRS.
NUIT BLANCHE
Par Agnès Minazzoli
On dirait volontiers de l'ombre qu'elle est toujours secondaire, suivante docile de ce que la lumière éclaire, compagne inévitable du jour. L'ombre sera même communément associée a la dimension négative du visible et de l’image comme si elle était déjà la nuit, ténèbre pour les yeux et pour l’esprit, le commencement de la cécité et de l'ignorance. Cependant, mesurer la part de l'ombre dans l'image, n’est-ce pas s’interroger sur l'image elle-même, sur sa nature et sur son mode d'apparition !
Pour la peinture, on sait combien importent les surfaces ombrées qui donnent au plan sa profondeur et aux objets leur volume, mais c’est aussi aux ombres portées que l'on devine la provenance de la lumière qui modèle l'espace : ce sont là des repères ou des vecteurs pour le regard ainsi convie a suivre un certain parcours, selon une direction plus ou moins précise. L'origine de la lumière, c’est l'ombre qui nous l'indique, l'ombre en laquelle une légende très ancienne voulut reconnaître l’origine de la peinture ! L'ombre nous offre un véritable lieu de réflexion pour penser l'image et la vision, a cette condition précisément que nous puissions distinguer en elle deux aspects, celui de la pénombre, celui de l'ombre portée. Pour la photographie, cette distinction semble également pertinente.
Généralement, l'ombre portée et la pénombre proviennent de la même cause, descendant d'une source commune. Mais très différents sont les traitements plastiques qu'elles requièrent et les effets qu'elles produisent dans l’image. L'une relèverait de la perspective atmosphérique ? L'autre de la perspective géométrique ?
Illusion et apparition
La répartition des ombres dans l’image donne au regard l’illusion de pénétrer l'espace dans sa profondeur, tandis que le dessin des silhouettes participe à la construction du plan. La pénombre contribue à créer un milieu, ou encore une atmosphère a partir de laquelle pourrait se déterminer la tonalité de l'image, sombre ou lumineuse, mélancolique, heureuse ou agressive, sa dimension subjective et affective, en somme. L'ombre portée, échappant ce flou d'ambiance et de sentiment, s'impose en revanche par la netteté d'un contour et sa précision. Analogue au reflet d'une forme dans l’eau, elle permet de situer le sujet dans l'espace en définissant sa place en fonction d'un point de vue. L'ombre est alors une forme, un second objet renvoyant au premier, celui qu'elle accompagne et qu'elle double : elle en suggère la vie et le mouvement, à travers de possibles déplacements sous le changement et les variations de la lumière. Telle l'ombre mobile d'un cadran solaire.
La pénombre et l'ombre portée - l'ombre diffuse et le contour d'une silhouette - composent, chacune selon son mode, la matière même de la photographie et concourent à créer un effet de réel, c'est-a-dire un effet d'illusion. Le jeu de ces ombres conjuguées semble assurer à la photographie sa vraisemblance et sa conformité à un schéma de perception qui suppose une forme de continuité entre l’image et la relatif : le dégradé des valeurs suivant la distance du spectateur par rapport au plan nous donne l'impression de pénétrer dans l'espace photographié, comme s'il était le prolongement du monde ou nous sommes. L'image ne vient pas vers nous, c’est nous qui y entrons, éclairés par sa lumière, enveloppés dans son ombre. Le jeu des ombres en photographie participerait-il ainsi a une esthétique de l’illusion pour laquelle l'effet de réel viendrait se confondre avec l'effet de vraisemblance . Aussi précaire qu'en soit ici la définition, cette esthétique de l'illusion s'oppose, me semble-t-il, à ce que l'on pourrait peut-être nommer, en photographie, une esthétique de l'apparition. Le traitement des ombres et de la lumière déciderait précisément du partage entre ces deux approches de la vision et de l’image.
Cette distinction m'est inspirée par une seule question : que se passe-t-il sous nos yeux lorsqu'une image photographique force les contrastes au point de faire disparaître toute forme d'ombre que ce soit! Ombre portée, pénombre, nuances et graduations, tous ces effets sont anéantis par la violence qui oppose l'éclat du blanc à l'intensité du noir. Pour celui qui voit, ou plutôt qui reçoit alors l'image, cette violence rompt toute espace d'adhésion a l'apparence réaliste de la photographie.
Ainsi s'interrompt également la continuité - peut-être seulement prétendue ou imaginée - entre l'image et son référent.
A nos yeux s'ouvre un autre monde d'où surgissent des figures qui s,apparentent aux visions de l'imagination ou aux apparitions des rêves.
Contrastes : la métamorphose du réel
L’oeuvre de certains photographes est particulièrement représentatif de cette rupture avec l'illusionnisme et la convention de l'image réaliste. L'effet de réel tombe pour laisser place à un effet de présence prêt a éveiller la surprise et l'étonnement. De Bill Brandt, ces vues de Londres avant la guerre, ou bien des villes du Nord et des pays miniers ; de Mario Giacomelli, ces séries de paysages si contrastés, si précis dans leurs traces qu'on les dirait graves, et puis ces silhouettes saisies sous la lumière des Abruzzes ; de Jeanne Hilary, ces images d'un noir brillant, prises de nuit, des rives de la Seine éclairées par la lumière intense et intermittente des péniches : ces photographies nous conduisent a la frontière du jour et de la nuit, non pas dans l'hésitation de cette heure que l'on situe entre «chien et loup» mais jusqu'à cette arête très aiguë ou se heurtent les noirs et les blancs, que la nuit soit la plus noire ou le jour éblouissant. C'est a la découpe très nette des formes que le choc des contrastes nous invite à réfléchir, à ce moment de décision ne laissant apparemment aucune place au hasard et révélant l’extreme attention d'un regard qui donne à l’image la force d'une vision nécessaire.
Lorsqu'une photographie exclut l'ombre et les ombres par ces effets de contraste, elle remet en question l'apparence, la forme, le statut même de son sujet : sans le fard des nuances et des demi-teintes, prive de son ombre, le sujet est réduit à lui-même. Mais, dans l'extreme simplicité et dans la grande rigueur de ce dépouillement, ne se tient-il pas à la limite de l'irréalité, apparition surgie de la nuit ou vision s’imposant soudainement au plus grand jour ! Ainsi pouvons-nous voir, fantomatiques, ces silhouettes noires et blanches, au premier plan du jardin de Surrey photographié par Bill Brandt (Cocktail dans un jardin du Surrey). Le parc se compose de plusieurs masses de nuit, tels ces groupes d'arbres s’ouvrant juste au centre sur une petite clairière. ll sert de toile de fond aux personnages élégants qu'un cocktail réunit alors que la nuit est déjà tombée. Ces deux hommes, ces trois femmes semblent sortir de la nuit, étrangement, car on les dirait aussi faits de nuit, issus du noir et formes à partir de lui. Le noir est si dense qu'il absorbe toute la lumière, dont la blancheur des robes du soir renvoie l'éclat sans que l'on puisse pour autant en situer la source. L'étrangeté de cette assemblée tient à l'effet d'irréalité introduit par la force du contraste qui dessine les silhouettes les unes par rapport aux autres, les unes en creux, ou plutôt en négatif - les deux - hommes qui nous tournent le dos - les autres tout en lumière, ressortant de l’image, comme en saillie. Cette composition très homogène nous inviterait volontiers à évoquer l’opposition des formes vides aux formes pleines, chacune de ces personnes ne se définissant qu’en fonction de l’autre, chacune n’ayant de présence que dans le groupe qu’elle forme avec les quatre autres, chacune d’entre elles étant complémentaire de l’autre. Et pourtant, malgré cette cohésion, ces invités peuvent aussi nous apparaître parfaitement isolés l’un de l'autre, à travers un sentiment de distance et d'irréalité : comme les spectres qui hantent les parcs solitaires et glacés ou l’on évoque le passé, ces formes sans ombres sont elles-mêmes pareilles à des ombres, ombres blanches, ombres noires, apparitions venues d’ailleurs, d'un autre monde. L'étrangeté du monde et des mondes est particulièrement sensible dans les oeuvres de Bill Brandt, qui nous conduit d’un univers à l’autre, de celui des riches à celui des pauvres, mais en nous transmettant toujours cette même impression exemple, qui peut métamorphoser le visage d'un mineur en un masque de charbon, la suie collant à la peau comme un film luisant (Mineur du Northumberlond à son repos du soir). Le contraste n’est pas seulement de forme.
Lumière du noir: le positif et le négatif
Anéantissant les ombres projetées jusqu'à révéler la plus grande étrangeté qui peut habiter une image, ou encore une vision, certaines photographies très contrastées nous surprennent aussi par la lumière qui émane du noir. Car le noir nous apparaît parfois gorgé de toute la lumière qu'il à absorbé. Ainsi de l'eau de la Seine la nuit, où Jeanne Hilary a saisi, comme des signes de ponctuation indispensables au rythme de l'image, le reflet - et non l'ombre - d'une silhouette blanche debout sur la berge, et celui, décomposé en trois temps, de la lumière très discrète d'un petit réverbère. Or, ces répercussions de blanc dans le noir semblent nettement indiquer ici, avec une remarquable économie, que, s'il est travaillé dans son intensité maximale, le contraste en vient a suggérer l’inversion des valeurs de l’image, le renversement du positif en négatif, la substitution du noir au blanc. Ainsi cette photographie nous invite-t-elle a nous représenter la même image vue en négatif. La Seine serait claire, renvoyant les mêmes reflets mais en sombre ; tous les blancs deviendraient noirs et inversement, l'ombre blanche de la silhouette debout sur la berge se dressant alors comme une sorte de statue ou d'effigie d'ébène sur le fond d'un gris très pale, à peine ombré, du bâtiment dont elle semble monter la garde, inquiétant vigile qui attend le spectateur de pied ferme, les bras croisés, déterminé. La définition des formes, dans cette vue très contrastée et parfaitement structurée, nous suggère donc deux images en une, le positif et le négatif ne se confondant pas, mais s’impliquant l’un l'autre, chacun dans sa cohérence, dans sa spécificité et son irréversibilité. Car loin de nous laisser supposer deux images inter- changeables, contenues en un seul cliché, le contraste intensifie bien plutôt l'effet de présence de la photographie que nous avons sous les yeux. Que le positif puisse suggérer le négatif n'est qu'une preuve supplémentaire de l'extrême tension du regard qui préside ici a l'émergence des formes dans la nuit: un événement pourrait surgir de l'attente, et l'événement, c’est précisément cette silhouette en attente, l'ombre blanche qui semble là de tout temps, de la même manière qu'une apparition dans un rêve ou dans une hallucination s'impose a nos yeux, nous guettant depuis toujours («Tu ne m,avais donc pas vue ?», c «Tu ne savais pas que j’étais là ?»).
L’ombre blanche. Figures de nulle part
Le contraste nous conduit a la frontière du réel et de l'irréel, et c’est en cela qu'il dissipe l’illusionnisme et qu'il permet de mesurer à quel point la prétention réaliste éloigne de la réalité : la réalité des choses, celle de leur image, celle de leur vision en ce qu'elles nous surprennent et nous dépaysent.
Sur quelle terre nous trouvons-nous, au pied de cette descente aux sillons régulièrement espacés et si lumineux, dans la nuit, qu'ils ressemblent à des coulées de lave, saillies blanches, comme en fusion, convergeant presque pour s'arrêter net sur une sorte de butée noire (cliché de la série «La terre», 1955-1968, de Mario Giacomelli) ? La lumière surgit de ce sol labouré qui dévale depuis une petite plate-forme ou se dessine, très haut perchée, toute blanche, une maison : la terre est donc habitée, et ces coulées de lave sont l'oeuvre des hommes, laboureurs peu ordinaires, véritables dessinateurs et surprenants graveurs. Car cette image est graphique, de part en part et de haut en bas, qui met en valeur, comme toutes les photographies appartenant a la série «La terre», la trame d'une représentation rigoureusement ordonnée, symétrique, aux lignes calculées, droites d'un coté, sinueuses de l’autre, toutes évocatrices de la matière lourde et sèche, résistante, d'un sol ou l'on a peine a imaginer quelqu'un marcher. La seule âme qui vive ici, c'est la vision de la terre, c'est son dessin, la mémoire avec laquelle le photographe voit le paysage, l'élaboration subtile d'un tracé, toujours présent et parfois même encore plus fin, aussi ténu et précis que le tissu d'une gaze, comme dans la série des «Paysages» (1956-1970) : blancs en saillie et noirs en creux, les arbres y sont gravés avec ce seul souci d'extrême finesse et d'ardente précision, que la terre soit noire, calcinée, ou blanche, enneigée, ou plutôt ni ceci ni cela, mais abstraitement tracée à partir d'une vision néanmoins bien ancrée dans la réalité. A travers cette alternance de noir et de blanc qui, de nouveau, évoque le passage du négatif au positif, le contraste est encore au principe de cette remarquable rigueur qui fait vivre la photographie avec l’intensite d'une révélation. Les ombres absentes, tout surgit comme pour la première fois, terre vierge sillonnée par le regard d'une longue mémoire - où l'oeuvre grave de Rambrandt aurait sa place-, la mémoire d'un marcheur soli- taire, deserté par le sommeil, «élu de l’insomnie» captant les apparitions.
Dans la nuit la plus noire, il n'y a pas d'ombre, évidence que Dürer relevait comme si justement elle n'en était pas une. D'autant plus étranges, alors, apparaissent les reflets de lumière sous la lune, disque sans rayons apparents, ni halo, éclairant la terre par lignes concentriques, en de grands mouvements circulaires. Mais est-ce de la même source que provient cette nappe lumineuse qui s'étend sur ce sol aux sillons légers, à la végétation rare ? Dans ce cliche n° 12 des «Paysages», Giacomelli maîtrise l'opposition du noir et du blanc dans la géométrie d'une construction abstraite, au point de faire surgir une ombre de lumière, une ombre blanche, très intense, qui recouvre la terre suivant les contours précis d'un polygone. Comme toute la photographie est plongée dans la nuit, on pourrait croire simplement que seule cette portion d'espace est éclairée, et pourtant ce n’est pas a à une surface de lumière que ressemble cette figure sur la terre : contournée de noir, dessinée sans hésitation, c’est un aplat de blanc, légèrement tacheté par endroits, qui dans la précision de sa découpe évoque l'ombre projetée d'un volume géométrique. Le sujet de la photographie est donc cette ombre blanche qui structure l'espace de la composition.
Ombre plutôt que lumière ? Lumière devenue ombre ? Et le sujet serait d'ombre a son tour ? Les renversements dialectiques vains, si d'autres oeuvres de Giacomelli ne témoignaient du désir d'intensifier la présence du sujet en le réduisant a la forme d'une ombre Les images de «Scanno» (1957-1959), celles, plus connues, des prêtres en récréation («lo non ho mani che mi accarezzino il viso» 1962-1963) soulignent avec force le lien qui rattache le sujet d'une oeuvre, en l’occurrence d'une image, à la recherche d'une conception du sujet lui-même. Sujet photographe ou sujet photographie, l’implication est nécessaire, et l’acte même de saisir, la durée d'un instant ou le temps d'un mouvement, une figure humaine porte en lui un questionnement sur la nature du sujet, forme, silhouette, visage, regard, ou bien, de tout cela, l'absence, le refus, un dos tourné. Sur quel fond le sujet se détache-t-il ? A quel monde appartient-il ? Cela est li’. Sous quelle lumière apparaît-il ? Sous quel angle, quel éclairage, l'envisager ? Cela est également lie. Ces questions, Giacomelli y repond en les posant, car il pousse à bout l’interrogation sur le pourquoi des êtres et des lieux, comme il force a l'extrême l'opposition des noirs et des blancs, leurs contrastes violents, jusqu'à ce que l’image produise un choc à ses yeux et aux nôtres. Ainsi, c’est parce qu'elles semblent surgies de nulle part, tout en étant parfaitement à leur place, fixées au seul lieu désigné par la force du destin, que les figures qui hantent plutôt qu'elles n’habitent ce petit village des Abruzzes sont saisissantes. Pourquoi ici plutôt que là ? Parce que cela est ainsi. Le contraste révèle une dimension de l'ordre de la fatalité, implacable comme la lumière, impénétrable comme le noir de ces formes saisies sous le jour aveuglant.
Renvoyant au règne de la nécessité plus que de la réalité, ces images sont, à plus d'un titre, des révélations : dépouillées a l'extrême de toute forme d'illusion - énigmes, trompe-l'oeil, masques ou déguisements, signes de séduction -, elles nous mettent en face d'un événement qui a lieu, mais dans l'intemporel. Même si ces hommes, en petits groupes a l'arrière-plan de la photographie, n'échangent que des propos sur la pluie et le beau temps, regardant leurs pieds, appuyés sur une canne ou les mains dans les poches, ils nous parlent de gravité et de silence, de ce silence ou se tient, les yeux baisses, la femme en noir du premier plan, a peine courbée, coiffée d'un grand foulard qui lui couvre tout le bas du visage. Sans ombre, ces silhouettes sont des ombres ; non des spectres, des apparitions. Survenues de forces contraires - le noir, le blanc -, évoquant la puissance d'un destin qui résulterait aussi de toutes les contradictions du temps, elles comportent la part de hasard et de nécessité qui habite l'existence et qui pourrait bien correspondre à la dimension magique recherchée par Giacomelli dans la tension des oppositions : Questo controsto dei bionchi dci un immogine un po piu magica della realta. Magie du jeu pour les prêtres devenus grands enfants, magie du destin dans sa dimension tragique à Scanno, l’image est l'émergence ou le surgissement de toute l'irréalité d'une présence qui réduit un corps a ce qui semble le plus lui appartenir en propre son ombre.
L’apparition, le manque, la disparition
Ombre, image et corps se confondent jusqu’à transformer parfois l'espace en une forme de non-lieu, si bien que l'apparition ainsi révélée par la photographie nous demande non pas ou sont ces figures, mais d'où elles viennent, comme si la présence n’allait pas de soi, pas plus que la réalité, toujours en passe de se métamorphoser, de s'évanouir ou de disparaître. Une esthétique de l'apparition reposerait donc sur la maîtrise des contrastes et des contraires, nécessité et précarité se rejoignant pour donner a l'image la force que possèdent les rêves ou les hallucinations (celles qui habitent l’univers de Nerval, cet ange de la Melancolie tombant au milieu d'une cour obscure, les ailes froissées ; celles encore qui interviennent dans le rythme d'un film, lui donnent son mouvement et en révèlent la profondeur, cet abîme de misère ou tombe un adolescent torturé par la faim qui rêve de morceaux de viande - lambeaux de chair apportés par l'ombre blanche et flottante de sa mère - et qui verra la mort arriver comme un chien galeux, la nuit : dans Los Olvidados, de Bunuel, le destin à pris forme d'image, en un rêve, en une apparition criant la privation et le manque, la détresse des oublies). Si l'apparition peut à ce point signifier le manque, c’est qu'elle est a à la frontière de ce qui est et de ce qui n’est pas, elle-même prête à s'évanouir, au bord de la disparition.
Sa présence n’en est que d'autant plus forte, comme en témoignent ces figures qui nous ont guidés jusqu'ici, silhouettes d'ombre, corps qui pourraient répondre a leur définition «d'images ombreuses» et trouver place au coté des âmes errantes du «Purgatoire» ; Stace a reconnu Virgile et s'apprête à lui embrasser les pieds, quand celui-ci l'arrête : «Frère, ne le fais pas tu es ombre, et tu vois une ombre.» Et lui, en se redeessant : «Tu peux comprendre la quantité d’amour qui me brûle pour toi, puisque j’en oublie même notre vanité, traitant les ombres comme corps solides;»